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Territoires audiovisuels : Errances, itinérances et frontières
N° 3 (septembre 2006) : Territoires audiovisuels : Errances, itinérances et frontières
Sous la direction de Jacques Arlandis
Editorial
Jacques Arlandis, directeur de l’ENS Louis-Lumière
L’intuition a fait germer l’énoncé du thème de ce troisième Cahier Louis-Lumière : nous traiterions du mouvement tectonique qui bouscule, voire recompose, les champs propres du cinéma, de la photographie et du son . Ce numéro poserait ainsi la question des nouvelles interférences, la question de l’inflexion des pratiques qui constituent les domaines de l’image et du son, et dans un registre différent, la question de la recherche qu’on y effectue. Il aborderait enfin la question de la création qui les fait vivre.
Nous invitons chaque lecteur à dégager sa propre grille de lecture à partir de contributions qui constituent ce Cahier Louis-Lumière, en espérant qu’il partage avec nous l’appréciation du caractère stimulant de cette livraison.
Pour ma part, je verrais volontiers émerger de nouvelles frontières, je me placerais volontiers dans un champ où se redessinent sous nos yeux quatre domaines audiovisuels, quatre systèmes de valeur, issus du croisement de deux lignes de partage des pratiques, celles que nous impose la technique et celles que nous dessine le social.
Ce qui peut stimuler la réflexion, c’est l’exploration du croisement de ces lignes de partage qui sont tout autant des lignes de force de la convergence que de la divergence (de l’identité propre). La technologie, vue comme une première ligne de partage, séparerait le champ en deux : celui de la haute d?finition et celui de la basse définition. Les pratiques sociales confirmeraient quant à elles le partage entre espace professionnel et espace public. Quatre domaines s?obtiendrait en croisant les champs précédents deux à deux, dans une combinatoire à la fois simple et féconde : gestion du risque versus gestion du chaos, collaboration versus prédation, amateurisme versus culture démocratique. Tout ceci formerait une nouvelle physique sociale, et permettrait d’identifier les nouvelles tensions d’un système audiovisuel en profonde mutation.
Jacques Arlandis.
Directeur de la publication
Introduction
Frédérique Mathieu, chargée de mission recherche
Nous avons choisi pour ce troisième numéro, de s’interroger sur l’identité des différentes formes d’art image et son, en abordant leurs spécificités, leurs champs et leurs mutations en relation avec les évolutions socio-culturelles, technologiques, dont l’introduction du numérique. Ces formes ont longtemps été établies à partir de leur support. Aujourd’hui, dans leur démarche artistique, les auteurs développent souvent une relation avec d’autres outils et matières, échappant par là-même aux définitions convenues de chaque champ de création. Devant cette perméabilité d’influences, on peut s’interroger sur ces « nouvelles » créations/expérimentations artistiques hybrides, sur leur identité, mais aussi sur fonction économique et sociale. Il est donc aussi question de tenter d’identifier où se situe l’acte créatif, par qui est–il réalisé, quelles sont les compétences mise en jeu, de quel type d’engagement s’agit-il.
Une première partie des contributions s’attache au cinéma, à la nature et au statut des « images » et du récit. Elles proposent réflexion et interrogation sur comment s’articulent les transformations entre la saisie du réel, le visible et le virtuel et quelle perception en a le spectateur ; quelles sont les modalités d’écriture pour que le spectateur perçoive le rapport entre réel et réalité filmée, pour qu’il en identifie
la frontière mouvante et qu’il saisisse les élèments qui permettent ces perméabilités de territoires.
Ensuite, autour des dispositifs qui se modifient, se transforment, nous interrogeons les formes de représentation image et son qu’ils proposent, l’esthétique de ces oeuvres/expériences et les modalités de réception. La participation de spectacteurs engendre des interrogations sur la nature de ces oeuvres. En effet, le recours au numérique induit d’une part des relations inédites pour les phases de conception et de réalisation, des les redistribués ainsi que des transferts, voir des pertes, de compétence. D’autre part il modélise nos démarches à travers l’utilisation que nous faisons de ces données, leur circulation. Les spectacteurs sont-ils des agents qui déchiffrent un code régissant les signes qui sont proposés ; par leur exploration, produisent-ils une oeuvre et à quel moment l’oeuvre advient-elle.
Aujourd?hui, le concepteur de l’oeuvre, cet artiste, artisan, ingénieur, producteur, travaille aux frontières des formes d’art et de la science. Nous avons fait appel, comme notre thème nous le suggérait, à des auteurs dont les domaines sont diversifiés afin que ce Cahier reflète les interactions et stratifications de la situation actuelle de ce champ de recherche.
Directeur de publication : Jacques Arlandis, Directeur de l’ENS Louis-Lumière
Comité éditorial : Françoise Denoyelle – Gérard Leblanc – Gérard Pelé ; enseignants à l’ENS Louis-Lumière
Coordination éditoriale : Frédérique Mathieu, chargée de mission recherche
Ont participé à la rédaction de ce numéro : Jean-Michel Borde, Carol-An Braun & Annie Gentès, Nathalie Fougeras, Gérard Leblanc, Gérard Pelé, Michel Séméniako, Clelia Zernik. / Création graphique originale : Magdalena Holtz / Maquette : A la Bastille
Sommaire
- Editorial, Jacques Arlandis, directeur de l’ENS Louis-Lumière
- Introduction, Frédérique Mathieu, chargée de mission recherche
- Contribution à une redéfinition du cinéma, Gérard Leblanc
- Le cinéma et le jeu avec la perception, Clélia Zernik
- Pretexte – postface, Nathalie Fougeras
- Frontières, Michel Semeniako
- Jeux d’attracteurs et création, Jean-Michel Borde
- La question de l’intermédialité dans les œuvres, un héritage fluxien ? Carol-Ann Braun, Annie Gentès
- « Artiss » : de la crapule bourgeoise-romantique, Gérard Pelé
Résumé
Contribution à une redéfinition du cinéma, Gérard Leblanc
Le cinéma a connu de nombreuses transformations au cours de son histoire qui, toutes, ont provoqué des débats ontologiques. Mais nul ne prétendait, comme il en va aujourd’hui avec le numérique, que le cinéma allait disparaître. L’image de synthèse diffère de l’image analogique par ses caractéristiques techniques. Peut-on en déduire pour autant qu’elle a un statut ontologique différent ? L’auteur de cet article fait l’hypothèse qu’il existe une connivence fondamentale entre les deux ontologies. Il n’y a pas d’antagonisme entre le régime de la trace et celui du devenir image de toute image. Le passage au numérique porte la combinaison de ces deux régimes à un niveau supérieur de complexité. Elle nécessite une nouvelle ontologie du cinéma. Cet article en propose quelques éléments.
Le cinéma et le jeu avec la perception, Clélia Zernik
Si le théâtre pose son objet à distance du spectateur et si la caméra amateur ne fait que transformer l’œil en appareil enregistreur, il semble que ni les événements diégétiques, ni le dispositif de captation de mouvement ne soient suffisants pour rendre compte du septième art. C’est en intégrant intimement les modalités de la perception à l’objet perçu, c’est en ne dissociant pas le donné du prisme par lequel il nous est présenté, que le cinéma trouve sa véritable spécificité.
Pretexte – postface, Nathalie Fougeras
Ces fragments situent deux temps scéniques de performances joués à un an d’intervalle. Dans l’intervalle un autre temps est inséré : le temps de travail avec des étudiants traite de l’image numérique à destination du média et support Internet. Temps lui-même partagé et démultiplié par la relation enseignant/ étudiants et les interventions sur les images. Sont mis « en_jeu » la relation entre performances et images.
Frontières, Michel Semeniako (texte complet)
Les concepts de frontière, de territoire, de marge sont fortement récurrents dans l’art contemporain, soit comme thématique (les frontières de la ville), soit comme prise de position théorique (le territoire opposé au paysage), soit comme revendication ou comme effet d’exclusion (la marge). Tous trois impliquent un dedans et un dehors, un centre et une périphérie. Ils nous renvoient aussi aux grandes interrogations sociales, politiques et culturelles de notre temps. Ces termes ne recouvrent toutefois ni les mêmes réalités ni les mêmes vécus. La frontière est exclusive, elle marque une limite au-delà de laquelle les règles ne sont plus les mêmes (« l’ en-deçà et l’au-delà des Pyrénées » de Montaigne), et produit une pensée manichéenne qui nie toute dialectique entre ses termes : bien-mal, dedans-dehors, fond-forme, objectif-subjectif, etc….
Le territoire, exprime une réalité beaucoup plus large : il définit un espace de compétences et d’influences et si l’on considère celui de l’art, il est sans frontières. Il suffit de considérer la photographie : elle fut inventée simultanément dans plusieurs pays. Un mouvement comme le Pictorialisme, s’il naît en Angleterre, se diffuse immédiatement dans le monde entier; les Américains révèlent Henri Cartier-Bresson ; l’Europe centrale donne à Paris une génération de grands photographes ;
« l’Art nègre » influence les cubistes ; Stieglitz fait découvrir à New York l’art moderne européen et aujourd’hui s’épanouissent en Asie de magnifiques artistes qui sont présents dans toutes les manifestations culturelles occidentales.
L’art est fait d’un feuilletage de territoires qui communiquent entre eux par capillarité jusqu’à quelquefois fusionner et déployer de nouveaux espaces.
La pensée théorique de l’art contemporain, lorsqu’elle se donne pour objet son indexation, tend à figer ce mouvement et réinvente trop souvent des frontières calquées sur l’état du marché de l’art. Albert Camus appelait cela « installer son fauteuil dans le sens de l’histoire ».
Faut-il en conclure, comme nombre de ces théoriciens, que toutes les spécificités s’épuisent en se confondant dans un art mondialisé et standardisé ?
Ce serait négliger la condition nécessaire de l’acte de production artistique (making, en anglais, pour dire créer) : l’invention de formes nouvelles.
Pour produire, il faut de la pensée mais aussi de la matière, de la technologie, des outils, un savoir-faire, des échanges et un contexte.
L’artiste doit vivre un engagement intime avec les techniques qu’il pratique, si ce n’est pas le cas, s’il les considère comme des mécaniques transparentes (il suffit d’appuyer sur le bouton…), sa production sera lisse, froide et superficielle quel que soit l’intérêt de son projet.
Le territoire de l’art n’est pas une monoculture forcée aux engrais, mais un délicat jardin anglais, qui ne rechigne pas, pour se régénérer, à flirter avec diverses friches et mauvaises herbes.
L’histoire de la photographie nous donne un bel exemple de transversalité des arts : née de la peinture, elle a contribué à la transformer, étant elle-même utilisée comme outil, document ou support par la peinture : les deux y ont trouvé leur compte et leur spécificité.
Ma pratique me positionne aux marges de ces deux territoires. J’interviens dans l’espace photographié avec une source lumineuse que je manipule, à la manière d’un peintre. L’incidence de ces gestes s’enregistre sur la surface sensible. À cette écriture, revendiquée comme un acte artistique, s’ajoute la connaissance nécessaire de la sensitométrie et une longue pratique de la matière photographique.
La question de la couleur est advenue en m’interrogeant sur les constructions mentales issues de l’imaginaire de la lumière. comme photographe, tout m’imposait de respecter un certain ordre naturel du rendu des couleurs, comme peintre, j’avais toute latitude d’interprétation. C’est la physique quantique et la physiologie de la perception qui m’ont permis de franchir cette frontière formelle et de conclure que la couleur n’était pas consubstantielle des objets. Aux marges des trois territoires, photo, peinture et sciences, j’ai élaboré mon écriture.
Les quelques images, ici réunies, témoignent de ces préoccupations, mais mon choix s’est porté sur celles qui matérialisent l’idée de frontière physique, de coupure dans le paysage.
Parmi cette sélection, je propose deux images de la série Exil, en hommage à ma famille et à tous ceux qui ont vécu le voyage du retour impossible, fuyant par-delà les frontières, les guerres et la misère, à la recherche d’un territoire d’accueil.
Jeux d’attracteurs et création, Jean-Michel Bordes
Une approche des points d’attraction de l’évolution des modes de représentation des médias. Comment ceux-ci influent-ils sur la création ? Tous les écueils techniques ont-ils été levés ? Sont-ils même seulement identifiés ? Quelles tendances de fond attirent l’expression et vers quoi ? Toutes ces questions font l’objet de nombreuses présentations et débats. Elles sont ici revisitées avec une mise en perspective pour déceler les questions réputées stabilisées et celles, pas forcément connues, qui posent réellement problème pour donner des garanties à l’expression artistique.
La question de l’intermédialité dans les œuvres, un héritage fluxien ? Carol-Ann Braun, Annie Gentès
Les artistes en réseau s’inscrivent dans une tradition à la fois conceptuelle et participative qui trouve ses sources en particulier dans les expériences fluxiennes sur le temps. Le mouvement international Fluxus, dont les pères fondateurs sont Maciunas, Brecht et Higgins, réunit dans les années 60 des artistes qui explorent l’hybridation des médias et jouent de la précarité de l’intention artistique dans les différentes incarnations qu’elle suscite. Les dimensions intermedia et collaboratives de ces pratiques trouvent aujourd’hui un terrain particulièrement fertile sur Internet. Pour comprendre cette filiation au delà d’un certain état d’esprit, il faut reprendre les données du système fluxien et les confronter aux réalisations de l’art en réseau. Ce travail permet de définir les spécificités de l’art sur internet en dégageant les principes formels qui le rattache à certains pans de l’histoire de l’art mais aussi en repérant son originalité propre
« Artiss » : de la crapule bourgeoise-romantique, Gérard Pelé
La perméabilité des frontières entre les formes d’art est le cheval de Troie du néo-conformisme contemporain. La création contemporaine, qui tire globalement son modèle d’une approche « adoucie » de l’univers concentrationnaire – adoucie, mais favorable et quasi dédiée aux pires réajustements qu’elle garde toujours en sa réserve muséale permanente (musée en herbe, en grains, en poudre ou musée virtuel fondant l’illusion du partage intellectuel total) -, organise sa pérennité à travers deux axes croisés : un retrait mené jusqu’à l’invisibilité des créateurs au profit de leurs oeuvres et la création d’une zone mentale, floue et mondiale, assimilable en tous points à ce qui doit être tenu pour la seule réalité économique planétaire viable et revendiquée comme telle. Car être invisible n’est pas pour autant ne pas occuper l’espace. Voire tout l’espace et sa représentation (sous une forme connue, inconnue ou à connaître) comprise. Car à travers la réification de l’individu et tout en s’appuyant sur la massification de ses désirs, l’art s’écrit aujourd’hui lui-même, comme Shakespeare le fit, un rôle auquel il a pris fortement goût en l’absence de discipline à laquelle la technologie de masse semble parfois conduire.